Photo originale fournie par Maurice
Auteur Maurice Nicollet
EXTRAIT DU LIVRE
Les jailles
Il est de coutume dans nos Alpes, lorsque viennent les premiers froids, de tuer le cochon.
Dans les fermes de Gap et des environs, on invite parents et amis pour faire « ripaille », et au menu, on trouve un plat typiquement haut – alpin : "les jailles". Je ne vous en donnerai pas la recette, mais je peux vous affirmer que c’est un plat qui à lui seul fournit assez de calories pour occuper tout le repas et en occulter tous les autres.
C’est donc ainsi qu’un dimanche de Décembre, mon grand père Eugène fut invité avec trois de ses fidèles amis à manger les jailles. Comme c ‘est un plat consistant et qui doit être bien arrosé, les femme n’étaient pas admises.
On attela le cheval au «boguet», cabriolet qui était réservé aux grandes sorties et aux jours de fêtes Mon grand père flanqué de son ami Constant, adjoint au maire et député de l’‘époque, accompagnés de Mathurin et Honoré s’embarquèrent pour Jarjayes, en destination de l’auberge où on devait faire ripaille.
L’équipage au complet, on attela le cheval qui s’appelait Hugo.
Peut être l’avait t'on appelé ainsi parce qu’il était un brin cabotin et de caractère, mais il avait tant d’autres qualités qu’on peut bien lui laisser ce nom poétique.
Notre grand mère louise Louise vint saluer l’équipage sans oublier de lui donner les recommandations d’usage :
- Eugène fais bien attention, les routes sont mauvaises, et celles de Jarjayes en particulier.
Eugène répondit : "qu’il ferait attention, et qu’il serrerait les freins même dans les montées".
Les 3 amis se mirent à rire de concert, sauf Louise qui prit cette remarque comme une ’‘moquerie’‘ qui lui était destinée. Elle accusa le coup sans répondre, sachant bien que ce coquin de mari lui avait lancé cette boutade pour amuser la galerie.
On ne sait pas combien de temps dura le voyage, ni à quelle heure nos pèlerins arrivèrent à Jarjayes.
Il existait à l’époque de nombreux bistrots entre Gap et Lareton, et on devait s’arrêter très souvent pour faire boire le cheval, et encore plus souvent l’équipage. Mais Hugo ne vendit jamais la mèche .
On sait seulement que les agapes se déroulèrent normalement, nos compères avaient un ’‘bon coup de fourchette’‘ et des appétits bien aiguisés. Le repas fut copieusement arrosé avec du vin de Remollon ou d’Espinasse, qui devait bien se marier avec les jailles …
A la nuit tombée les fêtards n’étaient toujours pas de retour.
Louise pour ne pas montrer son inquiétude, expédia les enfants au lit: Quatre gaillards d’à peu près le même âge plein de vie, et bagarreurs en diable, dont mon père faisait partie, prirent le chemin de morphée qui amenait aux chambres du haut. Pour passer le temps Louise se mit à ravauder quelques nippes.
A minuit, Eugène et ses acolytes n’étaient toujours pas là …
Notre bonne grand mère, morte d’angoisse décida de monter se coucher. Dormant d’un sommeil tourmenté et léger, elle entendit vers le milieu de la nuit le hennissement d’un cheval.
Elle devait rêver pensa t'elle. Avec ce froid un cheval ne peut pas mettre le nez dehors .
Au deuxième ou troisième rappel elle comprit que c’était bien dans la rue que le cheval hennissait et que c’était Hugo le cheval du grand père qui donnait de la voix.
Jetant rapidement un regard par la fenêtre, elle vit effectivement Hugo qui trépignait devant l’entrée de la ruelle, face à l’écurie. Dans le boguet quatre forme humaines gisaient sans vie. Eugène et ses amis étaient certainement morts de froid, le thermomètre était descendu à -10°dans la nuit.
Elle dévala les escaliers quatre à quatre au risque de se rompre le cou.
En arrivant vers l’attelage, elle comprit tout des suite, aux ronflements qui s’échappaient de la cargaison, que nos quatre fêtards étaient vivants. La rage fit suite à sa mortelle angoisse, elle se mit à crier, elle si pudique, n’avait pas peur d’émeuter le voisinage. Elle cria encore plus fort pour les réveiller .
- Mais Eugène vous êtes fous, vous vous êtes endormis par ce froid.
«Sei mate toute quatre, sei Una banda de saoulons».
Alors Eugène fit un bon sur son siège, se redressant il se mit à tirer sur les rênes, qui en toute liberté avaient permis à Hugo de ramener l’équipage à bon port de Jarjayes à Gap.
Alors le grand père, fin limier, se mit à tirer plus fort sur les rênes en vociférant des «oh oh ».
Comme pour arrêter l’équipage, qui était déjà à l’arrêt depuis pas mal de temps . Il voulait ainsi faire croire qu’il était seul maître à bord après Dieu, et parfaitement lucide .
La grand mère ne fut pas dupe, et voyant tout son monde bien vivant tournant les talons, elle reprit le chemin de sa chambre.
Nos compères se séparèrent. Constant avait heureusement qu’a traverser la rue pour rentrer chez lui. Honoré et Mathurin qui habitaient plus loin, se tenant par le cou s’éloignèrent en chantant des refrains paillards, en mettant une partie de la population de Gap aux fenêtres.
Pendant deux jours Louise n’adressa plus la parole à Eugène. C’était sa façon d’exprimer son mécontentement et de lui infliger une punition bien méritée pour lui avoir causé tant de soucis.
Cette histoire est réelle, elle m’a été raconté par Louise, qui m’a aussi confié un secret, je vais vous le dire mais vous ne le répéterez pas …
-Tu vois, me dit-elle, ce qui les a sauvés c’est saint Christophe …
Elle, cette femme admirable, avait cousu à l’intérieur de la chemise du grand père une médaillé de Saint Christophe. Et elle la recousait chaque fois qu’il changeait de chemise. Et lui ce bougre d’homme, qui ne croyait ni à Dieu ni au diable, avait accepté par amour pour sa femme de porter cette médaille .
Elle avait ajouté à la confidence :
- C’est cette médaille qui l’avait sauvé à Verdun, pendant la grande guerre. C’est donc grâce à Saint Christophe qu’Eugène et ses amis sont revenus par des routes verglacées, de Jarjayes à la rue Grenette.
Je pensais alors en souriant, que nos artistes endormis avaient eu trois anges gardiens :
Un an plus tard Eugene acheta une automobile et Hugo resta à l’écurie.
Il garda ce brave cheval, lui assurant une retraite heureuse il l’attelait de temps en temps au boguet, et lorsqu’on lui demandait pourquoi il ne s’en débarrassait pas puisqu’il possédait une voiture, Il répondait immanquablement :
- on n’envoie pas à l’abattoir un cheval qui bien mérité la légion d’honneur.